"Je me sens comme un père envers
mes vieux films. Vous introduisez des enfants dans le monde, puis
ils grandissent et évoluent tout seuls. De temps en temps
vous vous réunissez, et c'est toujours un plaisir de les
revoir." Michelangelo Antonioni
[L'Eclipse] Dans un
appartement bourgeois de l’Italie des années soixante,
une jeune femme tente d’expliquer à son compagnon qu’il
faut qu’ils se séparent. Le dialogue est dur et les
gestes maladroits. Lorsqu’il lui demande « pourquoi
? », Vittoria, la jeune femme, ne peut guère répondre
autre chose qu’un « je ne sais pas ».
Pourtant, dans son doute, elle est sûre d’elle. Il y
a quelque chose qui ne va plus entre eux, sans doute a t-elle changée,
ou lui peut-être ; à moins que ce ne soit leur époque
et les traces qu’elle pose sur cette société
en plein renouveau ? Le lieu de cet scène, en apparence anecdotique,
renforce d’ailleurs cette idée : Ricardo habite dans
une banlieue créée par Mussolini mêlant style
architectural antique et moderne, l’idée que l’opposition
entre le passé et le futur est une des façons d’aborder
le film semble ainsi légitime.
L’Eclipse
marque la troisième collaboration entre Antonioni et Monica
Vitti (après L’Avventura et La Nuit), c’est aussi
son troisième film centré sur un personnage féminin
en crise. Ce film est aussi le dernier film en noir blanc d’un
cinéaste qui se révèlera par la suite être
un coloriste de talent. L’histoire, d’abord centrée
sur le personnage de Vittoria, se construit elle-même grâce
à une structure narrative très bien maîtrisée
: l’alternance de la première partie du film entre
les scènes de Monica Vitti et celles d’Alain Delon,
fait place à une deuxième partie dans laquelle Antonioni
nous montre d’abord le couple puis le vide. Ici, la narration
est en effet le pendant de la forme. Dans la séquence d’ouverture
de rupture, les objets se substituent aux personnages, tout comme
le fera d’ailleurs remarquer Vittoria : « parfois
un morceau de tissu, une aiguille, du fil, un livre ou un homme,
c’est la même chose ». Plus tard, la mise
en scène stylisée des séquences avec Vittoria
est opposée à l’agitation frénétique
d’une caméra suivant la Borsa, la bourse à Rome,
dans lequel Piero (Alain Delon) court de coup de fil en achats d’actions.
Enfin, à la fin du film, alors que le jeune couple a décidé
d’un nouveau rendez-vous, Antonioni nous signale par l’éclipse
de ses deux personnages durant les derniers plans, qu’aucun
deux n’est là…
«
J’étais à Florence en train de filmer une éclipse
de soleil. Il y a eu un soleil différent de tous les autres,
une lumière terne, puis l’obscurité et un calme
absolu. Je me suis dit que pendant une éclipse, même
nos sentiments sont en suspens. » Pourtant, de la même
manière qu’il n’y pas réellement de désert
dans le film suivant d’Antonioni, Le
Désert rouge, il n’y a pas à proprement
parler d’éclipse dans ce film éponyme. L’éclipse
nous apparaît plutôt au figuré comme la disparition
des personnages principaux. Et, tout comme dans L’Avventura
où le personnage d’Anna disparaît définitivement
à un moment, le cinéaste abroge les personnages principaux
de la fin de son film. L’éclipse est aussi le symbole
de ce moment bref et étrange, que décrit le cinéaste,
où tout semble déconnecté de la vie réelle,
où les personnages sont détachés de même.
Mais ce moment, aussi magique soit-il, idée confirmée
par la fin pessimiste, ne dure jamais.
Antonioni, cinéaste plastique, attache par ailleurs énormément
de place aux objets, au éléments – parfois minimes
– qui constituent un film. C’est également le
cas dans L’Eclipse, comme Seymour Chatman le fait
remarquer, « au début du film, Vittoria arrange
des objets à l’intérieur du cadre ; par la suite,
elle déplace les personnages, ou d’autres objets. Par
ce côté, elle représente Antonioni qui déplace
la caméra et les éléments de l’image
pour réaliser ses films ».
Les
personnages principaux représentent ainsi la transcription
d’une expérimentation formelle du cinéaste.
Car l’histoire, linéaire mais rappelant la chronique,
s’articule autour de plusieurs moments qui amènent,
chacun à leur manière, la conclusion du cinéaste
: Vittoria est une jeune femme de la classe moyenne italienne qui
refuse le mariage avec Ricardo, son riche fiancée. C’est
en rendant visite à sa mère, accro à la drogue
du capitalisme, la bourse, qu’elle rencontre Piero, un jeune
homme séduisant mais visiblement trop occupés par
ses affaires. Lorsque celui-ci s’intéresse enfin à
elle, la jeune femme lui résiste et s’éclipse
plusieurs fois de leurs rendez-vous galants. Car Vittoria veut à
tout prix éviter de retomber dans le piège d’une
relation sans avenir qui conduira immanquablement à l’absence
de communication et à l'abolition de l’amour. Elle
est en effet un de ces personnages comme Antonioni sait en dresser
le portrait avec justesse, non pas avec des mots mais avec un sens
aigu de la mise en scène. Et la jeune femme, héroïne
du drame humain qu’est la vie rappelle parfois le personnage
principal du Prima della revoluzionne de Bertolucci qui
disait avec mélancolie : « Moi je souffre d’une
autre fièvre. Celle de la nostalgie du présent. Quand
je vis un moment je m’en sens déjà loin
». [Vanessa Bonnefont]
[Fiche technique]
Réalisé par Michelangelo Antonioni. Film américain
(1964). Drame. Durée : 2h. Avec Monica Vitti, Alain Delon...