"Je me sens comme un père envers
mes vieux films. Vous introduisez des enfants dans le monde, puis
ils grandissent et évoluent tout seuls. De temps en temps
vous vous réunissez, et c'est toujours un plaisir de les
revoir." Michelangelo Antonioni
[Le Désert rouge]
Le Désert rouge est le premier film en couleur pour
Antonioni qui, à cette occasion, s’est remis à
la peinture : « Je peignais quand j'étais jeune,
et quand j'étais étudiant également, cela m'amusait.
Je faisais des portraits (ma mère, mon père, Greta
Garbo, Charlot), des architectures... Je n'avais aucune ambition
artistique. Quand je préparais Le Désert rouge, j'ai
repris les pinceaux pour me familiariser avec la couleur ».
C’est aussi le dernier film (après L’Avventura,
La Nuit et L’Eclipse) avec Monica Vitti
(même s’il la retrouvera pour Le mystère
d’Oberwald), et son dernier film complètement
italien. C’est enfin la marque d’un changement dans
la carrière du cinéaste, tournant amorcé par
L’Avventura, dans le domaine de la recherche formelle
et esthétique.
Dans la zone industrielle italienne de Ravenne, une femme avec son
enfant, marche au milieu d’un paysage composé d’ouvriers
et de bâtiments et de machines. Elle semble apeurée
et angoissée. Chaque mouvement de son corps indique une fragilité
qui semble – grâce au son sourd et bruyant des usines
voisines – venir de l’intérieur. Une fragilité
psychologique qu’Antonioni, et le compositeur de la musique
électronique, Vittorio Gelmetti, matérialisent par
un travail fabuleux sur le son. Giuliana (Monica Vitti), isolée
par l’utilisation de longues focales, avance donc dans cet
espace inhumain pourtant créé de toutes pièces
par l’homme. Tout le paradoxe d’une certaine société
des années soixante est là. Les usines, les machines,
gigantesques et assourdissantes sont l’expression de l’avancée
technologique de l’homme. Mais ici, bien qu’elles nous
apparaissent comme des monstres qui enferment l’homme dans
un monde apocalyptique et surréaliste, elles sont surtout
l’expression d’un avenir en construction, auquel Giuliana
et d’autres ont beaucoup de mal à se faire. Et si,
par l’utilisation d’impressionnants plans généraux,
Antonioni laisse échapper l’idée que l’homme
n’est plus qu’un élément comme un autre,
c’est aussi pour mettre en avant l’importance de ne
pas refuser le progrès : pour être en « osmose
» avec ce nouveau monde, il faut essayer de le comprendre.
Le
Désert rouge commence donc par un postulat inquiétant
: l’homme est dominé par ses créations ; pire
: l’homme devient la victime de sa propre ambition industrielle
et technologique. Ainsi, le personnage de Giuliana nous apparaît
comme l’émanation logique de cet univers désertique
et sordide. Pourtant, la vision d’Antonioni sur le progrès
technique (et culturel) n’est pas négative : «
Avec leur puissance, leur étrange beauté et leur
côté sordide, les machines ont un impact énorme
dans ce film, elle prennent la place du paysage naturel. Mais les
machines ne sont pas la cause de la crise, de l’angoisse dont
on parle depuis des années. Nous ne devons pas avoir la nostalgie
d’époque plus primitives en pensant qu’elles
offraient à l’homme un cadre plus naturel. L’homme
doit adapter les machines, leur donner une dimension humaine, et
non tenter de nier le progrès technologique ».
Ce que cherche à montrer le cinéaste sont donc des
entités visuelles qui représentent un personnage à
part entière, mais qui ne sont pas forcément –
comme la première interprétation le fait penser –
la source de tous les maux. Par ailleurs, la force de ces premières
séquences, dans lesquelles nous découvrons les machines,
vient aussi du travail sur l’ambiance sonore. En effet, premier
signe de modernité cinématographique, le son vient
renforcer le travail très soigné du découpage
d’Antonioni. Car l’utilisation atypique de l’échelle
des plans et des raccords (souvent dans l’axe, d’un
plan général à plan rapproché épaule)
ne prend tout son sens qu’avec cette amplification musicale
des sons et bruits des scènes.
Les
personnages, plantés dans ce décor abstrait, semblent
êtres en total décalage avec cet univers métallique
mais aussi les uns avec les autres. Et le mal être –
nous n’irons certainement pas jusqu’à parler
de folie – de Giuliana est significatif. Cette femme,
délaissée par son mari ingénieur dans une des
usines, remise en question (sans doute inconsciemment) par son jeune
fils, a donc toutes les raisons pour de se sentir hors du monde.
Mais, l’arrivée de Corrado, collègue de son
mari, tout d’abord inquiet puis attendri, va changer le regard
qu’elle pose sur elle-même. Dans le cinéma d’Antonioni,
le regard est un élément crucial. C’est tout
d’abord la seule preuve tangible que les êtres puissent
avoir pour savoir s’ils se comprennent ; ou pas. Ici c’est
donc le thème de la communication entre les êtres qui
est sous-jacent. Mais voir c’est aussi regarder, et donc,
de ce fait, savoir quoi regarder. C’est bien là le
problème de Giuliana, qui, perdue et triste, ne sait «
pas quoi voir », et ne trouve donc pas de raison de vivre.
Enfin, voir c’est aussi imaginer et fantasmer. Cette
dernière signification du terme sera au centre de Blow
up, film dans lequel le cinéaste questionne et remet
en cause la notion de vision, et la valeur que nous pouvons attribuer
à celle-ci.
La mise en scène du Désert rouge pourrait
quant à elle être l’objet d’une analyse
approfondie et exhaustive tant elle est précise et parfaite.
Le film, rappelons le, un tournant dans l’œuvre d’Antonioni,
est un des premiers manifeste d’une modernité cinématographique
en couleur qui se développera ensuite dans le courant des
années soixante et les années soixante-dix. Le cinéaste,
maître des mouvements de caméra abstraits, construit
ses plans avec un sens esthétique proche de celui du pinceau
d’un peintre sur une toile géante. Le cinéaste
a d’ailleurs déclaré vouloir « peindre
la pellicule comme on peint une toile ». La caméra,
aérienne et très mouvante, est ici autonome. Elle
semble n’obéir qu’à la beauté et
se meut d’une façon indépendante tout à
fait novatrice. Les formes, les murs, les objets, deviennent ainsi
les éléments d’une scénographie colorée
et spirituelle créée par Antonioni et son équipe,
notamment son directeur de la photographie, Carlo Di Palma.
Car
si le cinéaste est maître dans l’art du mouvement
de caméra, il l’est aussi en tant que coloriste. On
peut d’ailleurs voir dans cet élément un autre
rapprochement entre le travail du cinéaste et celui du peintre.
En effet, Antonioni, très sensible à la peinture,
rend avec Le Désert rouge un hommage à Matisse
(voir la chronique « un film, un tableau » à
ce sujet) et sa Desserte rouge ; peintre dont le formalisme,
comme celui du cinéaste, fut fondateur. De plus, tout comme
dans le tableau de Matisse, Antonioni compose de nombreux plans
de son film avec des découpages de l’espace filmique
et des cadres dans le cadre. Ces espaces à part dans le plan
(souvent un bateau passe à l’arrière-plan) et
ces jeux sur la perspective et ses différents niveaux font
d’Antonioni un esthète qui cherche dans la forme un
moyen d’illustrer son propos, le fond. Pas de psychologie
donc, « simplement » de la forme, et une mise en image
extrêmement plastique qui, accompagnée par un travail
sur les différents aspects filmiques, rend compte de l’esprit
des personnages, et, d’une certaine manière, de celle
des lieux du film. On peut ainsi interpréter chaque couleur
comme la juste représentation des émotions et, comme
le note Andrew Sarris, « les tuyaux et les rambardes,
peints en rouge (…) servent d’architecture à
l’anxiété (de Giuliana). Les rouges et les bleus
s’exclament autant qu’ils s’expliquent ».
Enfin, pour conclure sur l’utilisation particulièrement
novatrice de la couleur dans Le Désert rouge, il semble important
de dire que le cinéaste use de la couleur pour donner un
« état d’esprit » et pour remplacer la
musique « illustratrice » entendue dans certains films
surtout hollywoodien. Pour Antonioni, ce type de musique est «
erronée » et c’est « un rapport
qui n’a rien avoir avec le cinéma (…). J’ai
trop confiance dans l’efficacité, dans la valeur, dans
la force et dans la suggestivité de l’image pour croire
que l’image ne peut se passer de musique ». La
couleur est donc tout aussi importante – et significative
! – que les cadrages, dialogues ou bruitages…
Mais,
si la mise en image du Désert rouge semble émerger
de l’art graphique et pictural, elle le fait tout en s’appropriant
d’autres vecteurs uniquement cinématographiques : la
profondeur de champ, le son, l’utilisation d’un vaste
espace en trois dimensions ou encore le montage. Outre, comme nous
l’avons vu, cette recherche picturale proche de la peinture
que la perspective renforce, la profondeur a dans le film plusieurs
fonctions. D’une part, elle isole, dès les premiers
plans, le personnage de Giuliana, d’autant plus seule et enfermée
dans son propre monde. Antonioni fait ici une utilisation nouvelle
du zoom et des téléobjectifs qu’il commente
: « Dans Le Désert rouge j’ai beaucoup travaillé
au zoom pour tenter d’obtenir un effet bidimensionnel et diminuer
les distances entre les gens et les objets, afin qu’ils aient
l'air écrasés les uns sur les autres ».
L’aspect « bidimensionnel » rapproche
par ailleurs le film du tableau et notamment d’une technique
appelée « traitement négatif de la ligne »
utilisée par Matisse (dans L’Atelier rouge
par exemple) pour effacer la profondeur. D’autre part, elle
rend l’espace filmique irréaliste et, de ce fait, faits
des personnages des sortes de fantômes errant entre mer, neige
et fumée.
Le son, comme nous l’avons vu, participe lui aussi de la création
d’une sphère en dehors du monde réel, ou plutôt
d’une sphère subjective. Subjective car représentant
l’espace mental de Giuliana, espace sonore à l’image
de son incertitude et de sa souffrance. La séquence d’ouverture
est, dans ce sens, la plus significative et évidente pour
comprendre, par le son notamment, que Giuliana est une « poupée
cassée », comme la Rita du Mulholland Drive
de Lynch.
Les
paysages quant à eux – industriels et nuageux –
créent une esthétique là encore très
abstraite. Mais ces lieux sont aussi l’expression d’une
volonté de changement du cinéaste : « Je
peux dire ceci : en situant l'histoire du désert rouge dans
le monde des usines, je suis remonté à la source de
cette sorte de crise qui comme un fleuve reçoit mille affluents
se divise en mille bras pour enfin tout submerger et se répandre,
partout ». Des paysages, peints préalablement,
qui oscillent entre le blanc (brouillard, neige, fumée…),
le rouge (bidons, murs, machines…) et le gris (sol, machines,
murs, vêtements…), ou des objets et surfaces (les tuyaux
et mécanismes complexes, les murs, les surfaces rouillées
ou effritées, les eaux stagnantes), Antonioni fait une véritable
œuvre d’art proche de la peinture (mais propre au cinéma
car décomposée en plusieurs plans). Roger Tailleur
souligne d’ailleurs la parenté avec la peinture dans
son ouvrage Viv(r)e le Cinéma : « Antonioni,
incorrigible Italien, ne cesse jamais, lui, de se réclamer
de l'esthétique. Ses objets de beauté sont ceux des
peintres actuels. Détritus, surfaces rouillées, eaux
croupissantes, mécaniques incompréhensibles, murs
rongés, Picasso, Gonzalez, Calder, Kemeny, bien d 'autres
sont passés par là. ».
Le montage, autre signe de modernité, se veut visible.
Nous ne sommes plus dans un cinéma dit « classique
» dans lequel – pour schématiser – les
raccords sont effacés au maximum et dans lequel les mouvements
de caméra, et les plans, ont une fonction d’utilité.
Au contraire Antonioni casse les règles, découpe énormément
son film, et n’hésite pas à construire son montage
sur les raccords dans l’axe ou même les raccords à
la limite du franchissement de la fameuse règle des 180°.
Par ailleurs, le montage permet de constituer de nombreux petits
fragments d’actions qui ne s’articulent plus uniquement
autour des personnages mais aussi autour d’objets, de paysages…
Cette utilisation segmentaire du montage est aussi renforcée
par l’abstraction des dernières secondes des plans,
car, comme le dit le cinéaste, « quand tout a été
dit, quand la scène majeure semble terminée, il y
a ce qui vient après ».
Le Désert rouge est donc un film dont la modernité
nous apparaît de plusieurs façons, mais, ce formalisme
que d’aucuns jugent « trop esthétisant »
s’insert dans une mise en scène de personnages profondément
« humains » et torturés.
En effet, Monica Vitti, somptueuse et émouvante à
chaque instant, accompagnée du troublant Richard Harris,
dont le jeu est toujours dans la retenue, dégagent le film
de l’abstraction formelle et rendent compte de la réalité
de son fond.
Car
les personnages, perdus dans ce désert (le titre serait alors
une métaphore), évoluent eux aussi dans le film, de
plusieurs manières. D’abord effrayés et égarés,
ils ne sont pas moins dénués de pulsions et de désir.
Et, « presque au milieu de l’eau », dans
une scène d’orgie dans une chambre au rouge le plus
vif, les frustrations et inhibitions s’en vont. Car le désir
sexuel semble être la seule solution pour échapper
à ce désert d’émotion humaine et le moyen
pour Giuliana de compenser sa solitude. En effet, contrairement
à son mari Ugo ou à son fils jouant tranquillement
avec ses robots et son gyroscope, Giuliana est instable depuis son
accident de voiture (d’ailleurs, selon Seymour Chatman le
gyroscope « est un symbole parlant car au-delà
de son intérêt scientifique, il illustre la stabilité
dont jouissent Ugo et son fils et qui fait si désespérément
défaut à Giuliana »). Elle a tout d’abord
peur de l’effervescence et du bruit de l’usine, des
tuyaux impressionnants – qui rappellent l’univers du
peintre Fernand Léger – puis de retomber dans la maladie,
mais elle a également peur pour/et de tous ceux qu’elle
aime (son fils et sa « maladie », son mari qui s’en
va pour travailler et Corrado qui risque de partir lui aussi).
Mais les facettes de la personnalité
de Giuliana sont multiples. Elle est aussi une femme indécise
(ou inquiète), comme en témoigne la séquence
dans le magasin où Corrado lui rend visite pour la première
fois. Dans cette scène, Giuliana, sans doute troublée
par la présence de cet homme, se montre particulièrement
désorientée : elle ne sait pas encore ce qu’elle
va vendre dans le magasin, et hésite sur la couleur dont
elle va repeindre les murs…
D’autre part, Giulianna est une femme pleine de désirs
(pas vraiment assouvis par son mari qui, alors qu’elle semble
aller mal l’ignore et l’embrasse…). Désirs
qui semblent pourtant lui paraîtrent immoraux, culpabilisants
et trop réels : « Revenez dans la réalité
mademoiselle. Oui, je suis bien revenue dans la société,
au point de devenir une femme infidèle »…
En effet, comme nous le montre la scène d’amour avec
Richard Harris qui fait plus penser à un viol qu’à
une relation physique dans laquelle Giualiana serait « consentante
». Et l’on retrouve dans cette scène la crispation
physique de la Giuliana du début du film…
Mais
Giuliana est aussi une femme qui aime « tout le monde »
et notamment son fils, et qui peut faire preuve de douceur, de sérénité
et de calme, à l’image de l’épisode étonnant
au bord de l’eau. Partant de la chambre du fils, dans laquelle
le personnage de Monica Vitti raconte une histoire, Antonioni nous
plonge dans un univers paisible et totalement différent du
reste du film. Ici point de bruits assourdissants, seule la voix
mélodieuse de Monica Vitti nous berce. Les tons, vifs et
très lumineux, varient du bleu au blanc, en passant par l’ocre
des rochers. L’onirisme d’une telle séquence
étonne car il est en rupture totale avec le film, et semble
représenter le seul havre de paix de Giuliana : l’imaginaire.
Et, lorsque la jeune fille, nageant dans une eau au bleu superbe
parmi des rochers humains, entend une voix de femme comme venue
de la mer, on peut se demander si ce n’est pas l’expression
d’un désir, celui de la fuite dont elle a discuté
avec Corrado quelques temps auparavant. Mais pour elle partir c’est
« tout emmener », et tout emmener ce n’est
pas partir… Finalement, cette musique, entendue au début
parmi les bruits industriels – sans que l’on puisse
comprendre ce qu’elle signifie – n’est autre,
comme le fait remarquer Seymour Chatman, que « la musique
du désir de Giuliana ».
Ainsi le film se termine comme il a commencé. Giuliana, marchant
avec son fils dans les alentours des usines : elle ne semble pas
plus tranquille, pas plus équilibré, et le son électronique
du début reprend, comme pour nous montrer que le changement
total n’existe pas. [Vanessa Bonnefont]
[Fiche technique] Réalisé par Michelangelo
Antonioni. Film américain (1964). Drame. Durée : 2h.
Avec Monica Vitti, Richard Harris...