"Je me sens comme un père envers
mes vieux films. Vous introduisez des enfants dans le monde, puis
ils grandissent et évoluent tout seuls. De temps en temps
vous vous réunissez, et c'est toujours un plaisir de les
revoir." Michelangelo Antonioni
[Zabriskie Point]
«
Où sommes-nous ? Dans quel monde d’avant le déluge
? Ou plutôt dans quel monde de science-fiction en l’an
2000, ou 2001, d’une civilisation de la technologie, du confort,
de la consommation effrénée, où tout, désormais,
est démesuré, l’abondance et les contradictions
qu’engendre cette abondance, au point que tout est fondamentalement
faussé, et que l’excès même de la prospérité
semble vouer ce fabuleux édifice social à la destruction
dont il sécrète lui-même les germes ? »
- Michel Capdenac (« Faire sauter la baraque » dans
Michelangelo Antonioni recueil de Lorenzo Cuccu).
Dans
une « AG » (réunion d’étudiants
à tendance révolutionnaire), des jeunes gens parlent,
font des discours, mais se parlent sans vraiment s’écouter,
premiers signes de l’incommunicabilité propre au cinéma
d’Antonioni. Première scène à la précision
quasi documentaire qui nous fait rentrer dans l’univers bien
réelle d’une jeunesse en colère. Car dans Zabriskie
Point, tout comme dans Le Désert Rouge –
où le personnage de Monica Vitti est perdue dans un univers
industriel assourdissant – la société est une
source de conflits, de luttes, et aliène ceux qui ne la combattent
pas. La solution que propose le cinéaste poète face
à la décadence identitaire d’une société
au bord de l’explosion : l’amour (éphémère).
Zabriskie
Point est en effet le film d’un réalisateur italien
au regard extérieur, détaché et ironique dans
sa vision de l’Amérique. Il revisite ainsi le mythe
des grands espaces – le désert, immense – et
par la même occasion celui du road-movie US des années
70. La société américaine, vue sous l’angle
d’Antonioni devient caricaturale (les réunions devant
des publicités grotesques), inculte (le policier tapant à
la machine le nom que lui donne Mark : « Marx Carl »…),
asservissante, mais aussi destructrice (les morts). Pour survivre
– et vivre pleinement – il faut donc s’en éloigner.
Par ailleurs, on peut voir dans la fuite de Mark – qui rejette
ses parents et la société – une relecture d’un
mythe d’Icare qui tente de s’approcher du bonheur :
l’amour mais fini par se brûler les ailes et dont l’envolée
lyrique finira par la mort… Mais, même dans Zabriskie
Point, film dans lequel Antonioni prend franchement parti,
sa recherche plastique et esthétique est ce qui marque le
plus : l’univers sonore très travaillé et la
caméra stylisée et novatrice du cinéaste transcendent
ainsi cette société stéréotypée.
Parce que dans le cinéma du cinéaste, la forme n’est
jamais détachée du fond, la forme participe de la
construction du fond.
Après
des débordements à la fac, Mark, accusé du
meurtre d’un policier quitte la ville et décide de
« prendre de la hauteur » et de s’enfuir en avion.
Pendant ce temps, Daria, elle aussi quitte son travail et emprunte
à un ami une voiture pour s’échapper dans le
désert avant de se rendre à Phoenix. C’est donc
un jeune homme révolutionnaire hors du système qui
s’apprête à rencontrer une jeune secrétaire
un peu trop ancrée dans le système. Leur rencontre,
au centre de ce film construit en trois partie (le combat de Mark,
l’amour, le rêve de Daria) est à la fois poétique
et abstraite. C’est ici la « scène de l’avion
» de La Mort aux trousses – autre grand mythe
américain – qui est revisitée et se transforme
en parade amoureuse surréaliste entre Mark, pilote habile
de l’avion Lilly 7 et Daria, conductrice intriguée
et séduite.
Ensemble
ils se rendent ensuite au « Zabriskie Point », étrange
phénomène géologique au centre de la vallée
de la Mort et seul relief d’un désert écrasé
par le soleil qui nous fait parfois ressentir un certain «
vertige horizontal ». C’est dans ce lieu magique –
paysage glorifié par une caméra nous montrant une
Amérique des origines – accompagné par une musique
mystico-planante, que la célèbre scène de l’orgie
se déroule. Des corps, sableux et poussiéreux, s’enlacent
sur des dunes. Ils dansent, s’étreignent, fusionnent
et redécouvrent la vie, simple, sans contraintes, c’est
une ode à « l’amour fou ». Car, en effet,
pendant cette séquence, le temps semble être arrêté
et les autres couples, nés du fantasme de Mark et Daria.
La caméra d’Antonioni parcourt ces êtres exaltés
qui ne vivent pleinement qu’en dehors du monde.
Et
puis, parce que le temps de l’amour se termine, et après
avoir repeint l’avion en un « animal exposant ses organes
génitaux », Mark repart rendre l’avion. Il fait
alors le choix de se livrer aux mains d’une police sur la
défensive et trop bousculée par les manifestations
étudiantes révolutionnaires et pacifistes de ces années-là
pour faire preuve de lucidité. Et, au sein de cette société
paranoïaque, les voleurs d’avions récalcitrants
sont abattus comme du gibier, ou, à l’image de la scène
de meurtre devant la fac, comme un noir… La troisième
partie du film commence alors et nous montre la fin du périple
de Daria qui, après avoir appris la mort de Mark, décide
d’aller rejoindre son patron là-bas. Là-bas,
résidence bourgeoise et high-tech en plein milieu du désert
– et miroir d’une société américaine
bien trop portée sur l’apparence – elle découvre
un monde artificiel et futile où les gens semblent pourtant
« heureux ».
C’est
alors que dans deux séquences successives Antonioni démystifie
et détruit tout les symboles de la surconsommation. Après
la grande demeure – qui, dans un refus chimérique total
et désespéré de Daria, explose une fois, deux
fois, dix fois – c’est au tour de télévisions,
tables, livres ou vêtements d’êtres détruits
et transformés en œuvre d’art abstraite (une «
chorégraphie de la destruction »), révolutionnaire
et explosive. Zabriskie Point est donc un film engagé
et critique (et aussi un peu utopique) sur le désir de transformer
la société grâce à l’amour, la
révolution et l’art. Enfin, la beauté formelle
et la mise en scène d’Antonioni rendent ce film superbe
et contribuent à la création de cette impression onirique
de voyage initiatique et cinématographique sans fin. [Vanessa
Bonnefont]
[Fiche technique] Réalisé par Michelangelo
Antonioni. Film américain (1970). Drame. Durée : 1h50
min.
Avec Mark Frechette, Daria Halprin, Rod Taylor...